L’expert en question
extrait de « Devenir qui je suis » Bernadette Lamboy
Le thérapeute est un « expert » puisqu’il est formé à une profession. Il a acquis les aptitudes à accompagner une personne au tournant de sa vie. Mais en aucun cas, il n’est expert, au nom de la personne. C’est elle la mieux placée pour connaître la signification de son expérience. Il ne peut prétendre avoir accès à « la vraie réalité », cachée derrière les discours manifestes. Cette position où existerait une « vraie signification » des choses , extérieures à la personne, instaurerait une attitude infantilisante et normative, selon laquelle « le client est informé indirectement de son ignorance, de son insensibilité, de sa vision embrouillée ou de son incapacité émotionnelle à comprendre la réalité ». Par contraste le thérapeute est présenté comme quelqu’un de sage qui sait tout.1
Dès 1940, Rogers avait « politiquement » combattu l’idée que le thérapeute sache à la place du client. Il déclarait en effet : « La thérapie ne consiste pas à le prendre en mains, mais à libérer son potentiel d’épanouissement et de développement, à lever les obstacles qui ralentiraient sa marche en avant. »2
Cette disposition est fondée sur la confiance dans la tendance actualisante du client, ce que Rogers énonçait déjà à l’époque : « ».3 On comprendra aisément, et Rogers en témoigne, que ces affirmations aient provoqué un tollé. Cette position révolutionnaire à l’époque, a participé, et continue de le faire, à l’évolution des mentalités dans le sens d’une autonomisation et d’une confiance dans le potentiel humain.
L’expertise d’un professionnel « Centré sur la Personne » existe, mais elle répond à une certaine optique : accompagner une personne pour l’aider à trouver ses propres réponses ; ce qui signifie aussi lui permettre de mesurer/évaluer la justesse de ses réponses à partir de ses propres repères. Ce sont deux choses différentes que celle de dire à la personne comment elle doit envisager ses propres problèmes, les analyser et les résoudre –point de vue de l’expert qui sait- et celle de lui donner les moyens d’accéder à des repères internes fiables- point de vue de l’expert compétent dans la pratique de la facilitation. La collaboration du thérapeute s’établit sur la base de la confiance dans le processus qui permet à la personne une meilleure approche d’elle-même, une réappropriation de ce qu’elle vit, une connexion avec son lieu d’évaluation interne.
Dans ce sens, « un thérapeute est sans idée », pour reprendre le titre d’un livre de François Jullien, Un sage est sans idée : sans idée, mais ouvert au processus en cours et à tout ce qui viens à propos. Cet à-propos justement n’est jamais établi à l’avance. Un thérapeute est sans idée préconçue, sans grille d’interprétation, sans connaissance a priori de ce qui convient à son client. Ce non-savoir lui permet une marge de manœuvre beaucoup plus grande capable d’épouser le courant. Ce non-savoir n’est pas du registre de l’incompétence ou de l’ignorance feinte, il est réelle disponibilité et réelle sensibilité pour accueillir et suivre au plus près ce qui vient émerger chez la personne. Cette attitude requiert une assurance, non dans la connaissance de la vérité, mais dans le processus en éclosion.4 L’activité de l’expert consiste essentiellement à soutenir et accompagner le cours des choses, à suivre la personne au plus près de ce qu’elle vit en l’aidant à écouter ce qui cherche à sourdre de son intérieur. Dans ce sens, le thérapeute, « de démiurge devient accoucheur ».5 S’il est du ressort du thérapeute de mettre en place les conditions, il ne lui appartient pas de diriger le processus. Sa manière d’offrir sa compétence à la personne consiste à replacer à chaque fois la balle dans son camp. C’est à elle de se déterminer, de s’affirmer, d’avoir des idées, ce qui n’exclue pas que le thérapeute, lui aussi, se laisse inspirer et que des propositions lui viennent à l’esprit.
Il finalement beaucoup plus « reposant » d’établir la confiance dans le processus créateur plutôt que d’avoir la responsabilité de trouver la bonne manière de répondre et de s’efforcer de le faire. Le saut dans la confiance n’est pas un renoncement ou un laisser faire, il est un engagement de tous les instants à participer à ce que vit le client, pour s’en remettre finalement au mouvement organismique né de l’interaction. La parole, l’expression, le geste sont des émergences qui viennent s’ajuster à la situation. Le thérapeute doit pouvoir vivre dans une certaine mesure avec l’incertitude : ne pas connaître à l’avance ce qu’il faut faire dans telle ou telle situation. Le thérapeute « s’efface » derrière le surgissement de l’instant. Il place sa compétence professionnelle dans cet « effacement » au profit d’une aptitude à se glisser dans le cours de l’échange et à laisser venir la réponse ajustée. La meilleure preuve de l’efficacité de cette aptitude, c’est lorsque la personne « oublie » le thérapeute, qu’elle à le sentiment d’avancer par elle-même à son gré, que, par exemple, elle reprend ses termes sans s’en apercevoir, comme si elle les découvrait (il s’agit bien ici d’une découverte)- car rien alors n’entrave son processus évolutif. Les interventions du thérapeute s’ajustent sans distraire la personne du contact intime qu’elle entretien avec elle-même. Travailler dans la confiance revient à effectuer un double mouvement : mobiliser les forces vives et se lâcher dans la confiance. Ce genre d’expertise est d’une grande exigence.
- Kenneth Gergen et John Kaye, « Au-delà de la narration: la négociation du sens thérapeutique »,p.83.
- Carl Rogers (1979), in l’Approche Centrée sur la Personne, p.409.
- Ibid.
- Cette attitude de confiance dans le processus émergent se retrouve dans la tradition occidentale, le plus souvent dans une connotation spirituelle. Il s’agit de se remettre à quelque chose en soi qui est plus grand que soi. A titre d’exemple,Simone Pacot revient souvent sur cette écoute qui vise à réceptionner ce qui cherche à se faire entendre (et qui dans ce cas, viendrait de Dieu à travers le souffle de l’Esprit.). Il s’agit dit-elle, « de faire table rase de toute idée préconçue, même si elle parait excellente, de laisser une plage, un blanc, un creux pour que l’Esprit soit libre de se manifester et inspire une direction tout à fait inattendue. » in L’Evangélisation des profondeurs, p.155. L’esprit dans l’ACP, n’est pas à rechercher dans une « extériorité » ou une intériorité « éthérée » mais dans la dimension organismique, au plus profond du mouvement de la vie habitée de l’intelligence organique, qui affleure dès lors que le silence des mots laisse place à l’expérience du vivant.
- Carl Rogers (1979), in l’Approche Centrée sur la Personne, p.411